Sensibilité
Depuis l’enfance je fronce les yeux. Comme pour détourer les choses qui devant moi se posent. Flous et brisures de lumière m’apparaissent dès le lever du jour. “Pourquoi le Bon Dieu sur mon berceau, la myopie a-t-il laissée en cadeau ?”
Je ne vous parle pas ici de coquetterie mais d’une forte contrariété à assumer, le mot handicap je n’oserais employer. C’est au travers de lentilles qu’il me faut apprécier quotidiennement la subtilité et l’esthétique de ce qui m’entoure. Sans cela je vivrais dans un monde sans contact, couvert d’ombres ou couleur boue.
La vie, je la stocke derrière ma rétine beuillée. Des formes sans angle pour ne pas m’y heurter, des couleurs non saturées, des paysages floutés mais libres de s’y évader. Je m’y suis malgré moi habituée.
A vrai dire, je ne suis pas très douée pour vivre les choses à la lumière du grand jour. Celle-ci trop forte m’incommode et provoque en moi le retranchement. Mais je sais écouter les voix, lire les mots sur les bords des lèvres et de l’âme, et tressaillir au toucher. Mes autres sens, j’ai appris à les aiguiser et même si je ne peux rapprocher votre visage du mien pour mieux l’apercevoir, je sais en déceler les nuages de l’orage. Et c’est qu’il en passe des tas depuis des mois. Je suis comme cela imprégnée des émotions et de vos passages. Les sensations triées, les informations engrangées, les larmes salines retenues ou évacuées, toute ma mémoire affective est à fleur de peau plus que de cornée.
Si le Bon Dieu m’a fait don de la myopie ce ne peut être que pour la noirceur des hommes m’épargner et mes rêves préserver. Une invitation à mettre le monde à distance, à ne garder que l’essentiel, ce qui passe par le coeur. Une incantation à oser vivre tout très fort et très intimement. A me sentir et me déclarer sensible, hyper même. Il ne peut en être autrement … à l’écrire je viens de le comprendre.